La méthode mère kangourou : une autre façon de prendre soin des prématurés
Une collaboration colombo-canadienne redéfinit les soins aux prématurés

L'aventure a débuté il y a plus de 30 ans à Bogotá, en Colombie, à la fin des années 70. La cohabitation forcée de prématurés et de nouveau-nés de faible poids en raison du manque de couveuses dans un hôpital provoque l'éclosion d'infections. Pour y faire face, le Dr Edgar Rey Sanabria, pédiatre colombien, met en place une nouvelle méthode appelée « mère kangourou » (MK), qui consiste à porter continuellement le frêle nouveau-né sur la poitrine directement contre la peau.

Aujourd'hui, la méthode MK est de plus en plus répandue dans le monde pour prendre soin des prématurés et des bébés de faible poids à la naissance. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) souscrit à la méthode pour la première fois en 2003, déclarant qu'elle représente « un moyen efficace de répondre au besoin de chaleur, d'allaitement au sein, de protection contre les infections, de stimulation, de sécurité et d'amour du nourrisson »Note en bas de page 1. En mai 2012, l'OMS publie Arrivés trop tôt : rapport des efforts mondiaux portant sur les naissances prématuréesNote en bas de page 2, qui recommande vivement l'utilisation de la méthode. L'ouvrage cite la revue systématiqueNote en bas de page 3 de plusieurs essais contrôlés randomisés liant les soins kangourou à une réduction de 51 % de la mortalité néonatale chez les bébés stables pesant moins de 2 000 grammes par rapport aux soins en couveuse.

L'OMS fait également état d'une récente revue de la littérature scientifique réalisée par la Collaboration Cochrane, le plus important organisme indépendant au monde d'évaluation des interventions médicales, qui constate une diminution de 40 % du risque de mortalité après la sortie de l'hôpital, une réduction d'environ 60 % des infections néonatales et une baisse de presque 80 % des cas d'hypothermieNote en bas de page 4.

En étroite collaboration avec l'équipe de recherche colombienne, le Dr Réjean Tessier, chercheur canadien à l'Université Laval, a joué un rôle clé dans la collecte de données appuyant la méthode MK comme pratique viable de prestation de soins de santé néonatals dans le monde.

L'intérêt du Dr Tessier pour la méthode remonte au début des années 90. Il s'était alors rendu en Colombie pour travailler avec la Dre Nathalie Charpak, pédiatre-chercheuse de Bogotá et principale instigatrice des soins kangourou dans le monde, dont le travail s'inspire de la réponse novatrice du Dr Sanabria à l'éclosion d'infections découlant de la cohabitation des nourrissons en raison d'une pénurie de couveuses.

La Dre Charpak a compris que, pour être adoptée ailleurs dans le monde, la méthode MK devait être étayée de données scientifiques prouvant qu'elle offre des avantages manifestes aux prématurés sur le plan de la santé physique. Dans la foulée, elle voulait également évaluer les effets de la méthode sur la santé mentale des nourrissons et la formation de l'attachement mère-enfant.

Les déficits cognitifs sont chose courante chez les prématurés. À la base, ils découlent d'une perturbation du processus de maturation cérébrale suite à une naissance avant terme, exacerbée par un environnement néonatal stressant où l'enfant, séparé de sa mère, est placé dans un milieu stérile, parfois bruyant, à l'éclairage cru.

« Nous avons décidé d'évaluer rigoureusement la méthode MK, raconte la Dre Charpak. J'ai donc communiqué avec trois professeurs à l'étranger, et ils m'ont tous répondu, mais le Dr Tessier est venu à Bogotá. Ensemble, nous avons conçu le volet psychologique de l'étude et avons entrepris une collaboration, en menant divers projets sur différents aspects de la méthode MK ».

Selon le Dr Tessier, la question est simple : « Peut-on faire quelque chose pour ces prématurés? Les couveuses nous aident à assurer la survie des nourrissons, mais nous négligeons leur cerveau ».

En 2003, le Dr Tessier et l'équipe colombienne ont publié un article montrant clairement que la méthode MK permet de « prendre soin du cerveau » durant la très délicate période du développement neurologique du prématuréNote en bas de page 5. Ils ont été en mesure de démontrer que, à l'âge de 12 mois, les bébés maternés selon la méthode MK obtiennent de meilleurs résultats aux tests d'intelligence que les bébés ayant reçu des soins traditionnels.

Les études longitudinales du Dr Tessier, financées par les IRSC, semblent indiquer que les bienfaits cognitifs de la méthode MK sont toujours manifestes à l'adolescence. Son plus récent article, à paraître dans Acta Paediatrica et rédigé en collaboration avec son collègue de l'Université Laval, le Dr Cyril Schneider, et l'équipe colombienne, confirme « l'impact positif de la méthode MK sur les circuits cérébraux et l'efficacité synaptique jusqu'à l'adolescence », en se fondant sur une évaluation de prématurés âgés aujourd'hui de 15 ans.

« En gros, nous avons stimulé le cerveau d'un côté et observé le délai mis à obtenir une réponse de la main opposée, explique le Dr Tessier. La réponse des prématurés ayant reçu des soins kangourou était beaucoup plus rapide, c'est-à-dire comparable à celle d'enfants à terme. Cela est très significatif puisque nous savons depuis longtemps que la prématurité a des effets négatifs sur les fonctions cognitives, le rendement scolaire et la concentration. »

La méthode MK renforce également ce que le Dr Tessier appelle « les relations d'attachement » entre les parents (les pères aussi peuvent porter le nourrisson) et leur bébé. Selon le Dr Tessier, sans la méthode, « créer des liens peut s'avérer plus ardu. Il est souvent malaisé de comprendre ce dont le bébé a besoin, car les signes qu'il donne ne sont pas très clairs. Il peut, par exemple, pleurer sans raison apparente, ce qui rend difficile l'établissement de rapports positifs. »

Le contact peau contre peau tend à calmer le nourrisson, renforçant du même coup « l'effet d'attachement » et procurant aux parents un sentiment de connexion et de pouvoirNote en bas de page 6 parce qu'ils ont un rôle direct à jouer dans les soins qu'ils prodiguent à bébé.

Selon la Dre Charpak, qui dirige la Fondation Kangourou, c'est au Dr Tessier qu'on doit une part déterminante des données scientifiques nécessaires pour convaincre les unités néonatales dans le monde d'adopter la méthode MK.

« Plus de 30 pays mettent en pratique la méthode MK à la suite d'une formation donnée par la Fondation Kangourou à Bogotá. La méthode est utilisée au Chili, en Afrique, en Inde et au Vietnam. Ce sont donc surtout des pays en développement qui l'utilisent, mais on la pratique aussi dans les pays du Nord, en l'occurrence la Suède, le Danemark et la Finlande. Le changement s'impose difficilement; les professionnels des soins médicaux et infirmiers sont très conservateurs. Il faut prouver que cette méthode est valable. Le Dr Tessier y travaille depuis 20 ans. C'est l'un des principaux acteurs au chapitre de l'évaluation et de la diffusion de la méthode MK. »

Le Dr Tessier ne sait que trop bien à quel point il est difficile de changer les pratiques cliniques, en particulier quand cela veut dire introduire une intervention sans artifice dans un milieu de haute technologie. En effet, il lui aura fallu plus de dix ans pour mener à bien la mise en œuvre de la méthode MK à l'unité néonatale de soins intensifs du Centre hospitalier de l'Université Laval. « La première fois que j'ai proposé l'idée d'instaurer ce programme, on m'a répondu : "Non, pour quoi faire? Nous sauvons déjà ces enfants. C'est l'essentiel." Dans notre pays, nous sommes très prudents avant d'entreprendre quoi que ce soit sans l'aval des autorités universitaires. »

« Qualifiée de solution de choix pour aider les bébés dans les pays en développement à survivre, cette méthode aura mis beaucoup de temps à faire son chemin dans les pays développés du Nord. »

Dr Réjean Tessier

Depuis leur instauration en janvier, les soins kangourou ont été administrés à plus d'une centaine de prématurés, selon le Dr Tessier. Nous prévoyons offrir ces soins à tous les prématurés dès que l'hôpital disposera du matériel nécessaire, soit essentiellement de nouveaux fauteuils et des lits pour les parents.

Le Dr Tessier collabore avec la Dre Charpak et d'autres collègues sur un nouveau projet financé par la Fondation Bill et Melinda Gates, en collaboration avec les IRSC, en vue d'effectuer un bilan physiologique et psychologique complet des quelque 400 enfants ayant participé à des études à partir du début des années 90 à Bogotá. L'objectif est d'établir si les bienfaits des soins kangourou sont toujours manifestes à l'âge adulte.

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